Jean Bollack - Du chant à l'écrit, de l'écrit au chant

Schubert a inventé le « lied » dont il a créé la forme en 1814 ; il avait dix-sept ans, et déjà une longue expérience, puis il en a composé plusieurs centaines, tout au long de sa courte vie ; le travail sur cette forme a accompagné son existence. On peut réfléchir sur la fonction qu'elle pouvait revêtir, au-delà de son champ propre, et sur la place qu'elle a occupée dans la vie culturelle de l'Europe post-napoléonienne. Le point de vue défendu au cours de cette étude est primordialement historique ; il conduit à remonter au plus près de la genèse des œuvres. Le moment forme la matière d'une recherche qui inclut les prises de position intellectuelles ou politiques. On peut alors préciser la nature de l'acte créateur, serait-il exceptionnel, dans sa double détermination. L'individu n'était pas soustrait aux conditions de production : il n'a pas pu les ignorer ; il a dû les dépasser.

Les deux cycles composés sur des poèmes de Wilhelm Müller, d'abord La Belle Meunière (1823), puis le Voyage d'hiver (1827), peu avant sa mort, sont des sommets de l'art. Schubert les a écrits après d'autres, ils sont plus complexes et plus étudiés que d'autres. L'art du créateur y trouve un aboutissement ; ce sont des « compositions » au sens fort. On peut distinguer le second de ces deux cycles ; on le fait en général parce qu'on rapproche l'émotion qu'il produit de la maladie qui torturait l'auteur ; en fait ils se répondent en profondeur, l'un ne se comprend pas sans l'autre ; le chemin prescrit d'un éloignement inévitable ne se conçoit pas sans la roue du moulin, ni sans l'illusion d'une présence. L'un est-il plus sombre que l'autre, les départs sans retour, que le drame ordinaire de la vie charnelle et positive ? Le détachement romantique est commun dans l'exploration incessante d'une mise à distance.

En juin 1826, Heinrich Heine adresse une lettre très chaleureuse à Müller, la seule qu'il lui ait jamais écrite ; celui-ci ne devait pas s'y attendre. Heine laisse sa plume aller où elle veut aller : qu'elle dise à un auteur rival, qui lui a servi de modèle à ses débuts, tout le bien qu'elle peut estimer lui convenir. Voilà quelqu'un qu'il a toutes les raisons de reconnaître, et qui, en même temps, n'a pas atteint son niveau. Aussi est-ce à sa plume, si richement dotée, qu'il confie le soin de composer de son propre mouvement cette épître délicate. Il tenait à rendre hommage aux combats livrés par Müller et à sa liberté d'esprit ; mais il insiste sur leurs différences. Müller n'avait pas su faire éclater les termes comme lui, qui disposait d'une tout autre acuité, et de la verve d'un véritable polémiste. Selon lui, il serait resté fidèle au lied populaire, le Volkslied, alors que, dans ses propres poèmes, la médiation sociale l'emportait, si bien que la dimension critique était plus sensible. Ce n'était pas entièrement vrai. La convention, si elle règne chez Müller, lui permet de s'exprimer sous le manteau ; il respecte les formes, là où Heine les maîtrisait au point de pouvoir les réinventer, les faire siennes - et qu'elles parlent alors à leur guise ! […]

Table des matières

Jean Bollack, Du chant à l'écrit, de l'écrit au chant
Voyage d'hiver, Cycle de lieder de Wilhelm Müller traduits par Frédéric Wandelère
Michel Dalberto, Le Bösendorfer Impérial et Schubert
Paul-André Demierre, avec Stéphanie Cudré-Mauroux, Les lieder du cycle, Notes et éclaircissements
Note éditoriale par Frédéric Wandelère
Photographies de Nico Rademacher, studio visuell, Heidelberg
CD de 68' inséré dans la couverture

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